Vous êtes ici

Réseaux sociaux : doit-on encadrer les filtres de beauté ?

Réseaux sociaux : doit-on encadrer les filtres de beauté ?
Publié le
13 Avril 2021

Le projet de recherche « ETIC », conduit par une équipe d’enseignants-chercheurs français, belges et canadiens, interroge au sens large les effets possiblement négatifs des images digitales, et questionne de manière plus spécifique l’effet des filtres de beauté sur les publics les plus exposés aux diktats esthétiques.

Entretien avec Laurie Balbo, professeure associée en marketing et directrice du programme MSc in Marketing Management, à Grenoble Ecole de Management. Elle est co-auteure d'un article, paru dans The Conversation, avec Aurélie Lao, maître de conférences marketing - IAE Lille / Université de Lille, directrice LP DistriSup Lille et co-responsable nationale communication réseau DistriSup, et Sandra Camus, professeure des universités et directrice du laboratoire de recherche d'économie et management GRANEM, Université d'Angers.

Quelle est la genèse de votre projet de recherche ?

Cette recherche s'inscrit dans un projet plus vaste, baptisé « ETIC » (EffeTs des Images digitales sur les Consommateurs), dont l'objectif principal est de comprendre en quoi les stratégies de communication par images digitales engendrent des bouleversements sociétaux en impactant, dans certaines conditions, négativement les individus. 

Notre projet inclut dans son périmètre les images digitales publicitaires et promotionnelles (via l'affichage numérique dans l'espace public et via les réseaux sociaux), mais également les images digitales publiées par les individus lambda pour faire leur autopromotion sur les réseaux sociaux. Les consommateurs d'images digitales et les utilisateurs des réseaux sociaux numériques à forte composante visuelle (Instagram, Snapchat), peuvent effectivement pâtir d'une surexposition aux images digitales, de leur mauvaise manipulation, exploitation ou interprétation à court et long terme.

Dans le cadre de ce projet, nous souhaitons approfondir notre connaissance de l'usage qui est fait des filtres de beauté. Ces filtres permettent de véhiculer des images plus attractives de soi, tout comme le permettent certains logiciels de retouche tels Photoshop, Gimp ou PhotoScape. Dans leur ensemble, les résultats de nos travaux permettront d'identifier des actions de communication préventive adressées aux utilisateurs, ainsi qu'aux organisations (annonceurs, agences), pouvoirs publics et instances de régulation (ARPP, ARCEP, CNIL). Notre équipe de recherche est constituée de chercheurs en marketing, en psychologie sociale et cognitive et de sociologues travaillant en France, en Belgique et au Canada.

Le projet « ETIC » est actuellement dans une phase d'examination pour l'obtention d'un financement auprès de l'Agence nationale de la recherche (ANR). Le résultat est attendu au cours de l'été 2021. L'ambition est de réaliser des études qualitatives et quantitatives, recourant à des techniques avancées (nethnographie, analyse sémiotique des images, mesure des expressions faciales, mesure physiologiques, mesure des mouvements oculaires, …), qui requièrent des moyens humains et matériels conséquents.

Quels sont vos constats préliminaires ?

En France, le législateur est parfois long à s'adapter aux nouvelles pratiques marketing , alors même que la littérature scientifique montre que certains publics s'avèrent plus vulnérables aux images digitales sublimées, en particulier les plus jeunes et les femmes, plus fortement soumis aux diktats esthétiques. Ces images « trop parfaites » créent dans les faits un décalage entre l'image véhiculée et la réalité. Aux Etats-Unis notamment, les chirurgiens plasticiens sont exposés à la demande de patients souhaitant se faire opérer le visage, avec pour objectif de devenir leur version retouchée par les filtres ! Notre question est donc la suivante : l'utilisation des techniques professionnelles de promotion (dont les retouches photos) par les individus lambda contribuent-elles à leur mal-être ? En parallèle, on constate également sur les réseaux sociaux de plus en plus d'initiatives visant à prôner le retour au naturel et l'acceptation de soi. Par exemple, le naturel challenge ou le mouvement du body positivisme

A ce constat, s'ajoute la question de la transparence. Par exemple, quand une marque de cosmétiques paye un influenceur en ligne pour vanter son produit auprès de sa communauté de followers, dans quelle mesure est-il légitime que l'influenceur utilise des filtres de beauté ? En effet, si le recours à certains filtres est facilement décelable visuellement, dans d'autres cas, ces filtres, qui sont également applicables aux selfies ne sont pas perceptibles et sont donc plus problématiques d'un point de vue sociétal…

Le Royaume-Uni vient d'interdire l'utilisation des filtres de beauté aux « influenceurs » s'inscrivant dans une démarche commerciale sur Instagram, Snapchat et TikTok. Souhaitez-vous que la France légifère ?

Attention, nous ne sommes pas « anti-filtres de beauté ». Mais nous interrogeons les dégâts potentiels qui pourraient être occasionnés par ces outils sur les réseaux sociaux. D'autant plus que l'utilisation de ces filtres ne requiert pas de compétences particulières. Nous questionnons donc la nature de ces images digitales et leur diffusion massive.

En France, depuis mai 2017, toute photo à usage commercial de mannequins professionnels ou non, dont la silhouette est affinée ou épaissie, doit être accompagnée de la mention « photographie retouchée » –, certes écrite en caractères très petits mais néanmoins obligatoire. La question qui se pose aujourd'hui est donc de savoir s'il convient de faire de même avec les images digitales retouchées.

Quelle est donc la finalité de votre projet de recherche ?

Notre recherche vise à impulser des actions de prévention et de communication à grande échelle sur les effets potentiellement délétères des filtres de beauté. Pour ce faire, nous collaborons avec un partenaire de référence : l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), qui régule les pratiques publicitaires, en France, via des opérations de sensibilisation aux bonnes pratiques.

Nous prévoyons également des interventions dans les collèges et les lycées permettant d'informer le plus jeune public des dérives que représentent ces filtres, qui invitent à tendre vers des standards de beauté… qui n'en sont pas !

Ce projet de recherche d'envergure est porteur d'ambitions fortes en termes de politique de santé publique.

Lire l’article sur The Conversation

Cela pourrait vous intéresser