
Durant la crise Covid-19, le gouvernement a initié très tôt des mesures visant à pallier les conséquences économiques de court terme à destination des entreprises. Mais quels devraient être les effets systémiques, à plus long terme, de cette crise sans précédent du « Grand confinement » à l’échelle planétaire, en particulier pour la France ?
Entretien avec Grégory Vanel, professeur assistant à Grenoble École de Management, docteur en économie internationale et Ph.D. en science politique.
Déploiement du chômage partiel, report, voire suppression des charges sociales, indemnisations des TPE… Quel regard portez-vous sur ces dispositifs d'urgence, déployés en France, parmi les plus conséquents en Europe et dans le monde ?
Un chiffre : le 11 mai 2020, 12,4 millions de salariés étaient concernés par l'activité partielle, ce qui représente plus de la moitié des salariés français du secteur privé (19,66 millions au total en 2019). Les enjeux sont donc quantitatifs et donnent la teneur de la crise à venir, dont les conséquences sont aujourd'hui largement sous-estimées.
Ces mesures ont d'abord consisté à compenser la baisse d'activité économique. L'objectif numéro un visait coûte que coûte à assurer la survie des entreprises et le maintien des personnes en emploi, afin de garantir une reprise de l'activité et de la consommation la plus rapide possible.
Ces dispositifs de protection sociale, généralisés temporairement, ont-ils vocation à pondérer, voire éviter une récession économique ultérieure à grande échelle ?
Non. Cette crise est d'une ampleur inédite et se caractérise par sa violence et sa rapidité. Les effets à moyen terme s'annoncent comparables à la Grande Dépression des années 1930. Pour illustration, la production industrielle française a chuté quatre fois plus vite que durant la crise des Subprimes. En mars, 453 000 emplois ont été détruits en dépit des dispositifs de soutien. Cela signifie que le retour des capacités de production à l'initial, en France, demandera au minimum deux ans et demi… au regard du cumul des pertes d'emplois et des pertes de capacités productives.
Au total, ces dispositifs ont maintenu artificiellement la solvabilité des entreprises, ainsi que le pouvoir d'achat des salariés, en dépit de sa baisse brutale. Mais un mois de confinement équivaut à 33 % d'activité perdue. Il faudra donc bien plus que ce qui a été fait jusqu'ici.
Au premier trimestre 2020, la France a accusé un recul de 5,8 % de son PIB selon les estimations de l'INSEE, publiées le 30 avril. Ce recul est plus fort qu'aux Etats-Unis et Allemagne. En 2020, le gouvernement table sur une récession de 8 %. Pourquoi cette « spécificité » française ?
La mesure de la chute du PIB par l'INSEE part de l'hypothèse que l'activité post-Covid reprendrait à l'identique comme avant la crise. Il faudrait alors un surcroît d'activité de plus de 30 % ! Ce qui par définition est impossible… Pourquoi le recul du PIB sera-t-il plus fort en France – de l'ordre de 10 % en 2020 – selon les prévisions ?
La spécificité de cette crise est qu'elle touche aussi bien l'industrie que les services. Notons que seulement 12 % du PIB français résulte de l'activité industrielle. Trois grands effets se sont ainsi succedés :
- La fermeture des frontières et l'arrêt des activités en Chine ont désorganisé les activités industrielles et les chaînes logistiques, partout dans le monde, posant la question de la dépendance à la Chine.
- Le confinement a impacté massivement les activités marchandes et de services, qui ont fonctionné à environ 50 % de la normale jusqu'en avril.
- Le déconfinement progressif très contraint du fait des mesures préventives, impactera durablement les activités de services, occasionnant de fait une baisse de la demande et l'augmentation des prix. Sans compter la fermeture définitive de nombreux commerces de l'hôtellerie-restauration, d'entreprises du tourisme… Et des dommages majeurs sur les secteurs lourds de l'aéronautique et de l'automobile.
Au total, ce surcroît de baisse ou de disparition d'activités, additionné à la faible part industrielle, aura un impact global sur les chaînes de valeur, générant une récession à deux chiffres. Toutes ces activités ont été mises à l'arrêt… La crise sera profonde et durable. A très court terme, nous assistons déjà à une vague de licenciements silencieuse dans les petites structures industrielles et de services. Les estimations actuelles tablent même sur la disparition de 900 000 emplois en 2020 en France, ce qui est colossal !
En réponse, Bruno Le Maire, ministre de l'Economie, formule notamment la possibilité d'un allongement du temps de travail, et mise sur l'innovation pour tendre vers une économie plus compétitive et décarbonée. Qu'en pensez-vous ?
Il faut éviter la politique du plus petit des grands pas, au risque d'entrer de plain-pied dans la crise du « Grand confinement » ! Pourquoi ?
Le temps de travail, en France, est en moyenne de 38,4 heures/hebdomadaire (supérieur à l'Allemagne), et non de 35 heures, qui ont surtout un impact sur les salaires. Par ailleurs, le marché du travail dans l'hexagone est déjà hyper flexible : plus de 80 % des nouveaux contrats de travail sont des CDD, dont la moitié de moins d'un mois. Si le gouvernement cherche l'augmentation du temps de travail effectif, l'activité va certes augmenter dans certaines entreprises dont le carnet de commande est encore préservé, mais sans embauche supplémentaires. La proposition est donc en contradiction avec l'objectif affiché.
Soulignons aussi que la remise en cause des 35 heures est une demande d'une partie du patronat seulement, à la tête des plus grandes entreprises. Telle quelle se profile, la crise Covid-19 favorisera les grandes entreprises au détriment des plus petites, et impactera moins les cadres et beaucoup plus les ouvriers. Si ce signal est envoyé aux Français, la plupart d'entre eux vont augmenter leur taux d'épargne aux dépens de la consommation, donc de la demande adressée aux entreprises, notamment dans les services. La remise en cause des 35 heures est donc une fausse bonne idée !
Parmi les solutions, la relocalisation des activités industrielles et l'investissement dans l'efficacité énergétique – dont les énergies décarbonées – est un levier essentiel. La logique d'ensemble est de préserver les emplois, et ce redéploiement doit impérativement passer par la création d'emplois dédiés à la transformation numérique et énergétique. Au total, ces décisions doivent ancrer une véritable politique industrielle à l'échelle des territoires. Dans les faits, les 2/3 des investissements publics sont déjà réalisés par les collectivités locales, qui pourraient alors servir de levier dans ce processus.