
« Nous sommes en guerre », a lancé à huit reprises Emmanuel Macron, s’adressant aux Français à une heure de forte audience, dès l’origine de la crise Covid-19. Dans cette lignée, Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, nous explique comment la guerre économique qui va suivre sera terrible.
Dominique Steiler, titulaire de la Chaire de recherche Paix économique, Mindfulness et Bien-être au travail, analyse la rhétorique présidentielle, qui fait écho au modèle économique et sociétal dominant. Entretien.
Pourquoi, selon vous, la rhétorique présidentielle guerrière a-t-elle ancré l'entrée dans la période de confinement ?
Si l'on revient au contexte du discours, les Français semblaient ne pas prendre la mesure de cette crise. Partir en guerre, taper du poing sur la table, devait, par l'autorité du chef, plus que par la confiance, réveiller le peuple sur la dangerosité de la situation – soit ! Mais projeter à ce point un scénario de guerre est incompréhensible : nous avons besoin d'un modèle de confiance et de coopération. Et non d'un modèle guerrier, qui est omniprésent dans le monde économique et qui n'offre d'autre alternative que la guerre. Au moins, un militaire, lorsqu'il part en guerre, espère un horizon pacifié !
« Le Président s'est positionné sur un format Jupitérien », dites-vous. Quelles en sont les conséquences ?
Je ne conteste pas le danger présent, mais la méthode. Il endosse par la peur le costume bien français du sauveur, de la protection du peuple derrière son chef ! Il renforce aussi l'idée qu'il faut être h/24 des combattants, qui gagnent ! Être numéro un n'est pas une option, mais la seule option ! C'est le modèle économique actuel : créer la peur, pour mettre en guerre et assurer la victoire. Cela sous-entend aussi que l'autre a perdu. La peur ferme les esprits, plus qu'elle ne les ouvre. Si je veux progresser, l'autre doit mourir… Ces messages sont dangereux et très appauvrissants.
Cette rhétorique est donc incompatible avec une logique de responsabilité et de solidarité des différents acteurs à l'échelle individuelle et collective ?
Comparons la France et l'Allemagne dans le contexte de crise. La France est un pays centralisé, où le pouvoir est entre les mains d'un seul homme : le chef d'État. L'Allemagne est un pays fédéral, où la concertation domine. « Nous ne sommes pas en guerre. C'est un test d'humanité », a lancé le président allemand F.W Steinmeier. La nuance est de taille. La chancelière, pour avancer, doit consulter les présidents des Länder. En termes de partage de décisions, l'Allemagne offre un modèle d'intelligence collective. L'idée se prolonge quand ce président dit que l'Allemagne ne sortira forte et saine de cette crise que si ses voisins en sortent forts et sains également. Cela signifie : « nous n'existons pas seuls ». C'est bien la coopération globale qui nous grandit. Le discours de guerre véhicule une valeur à l'exact opposé.
Il est grand temps d'ouvrir nos esprits hors du combat et de la compétition.
Jusqu'alors, l'économie était considérée comme un territoire de guerre. Il est temps d'y voir un territoire de paix », avez-vous conclu dans un article des Echos
Plus que jamais, il est de notre responsabilité en tant que business school de réfléchir au modèle éducatif global qui génère de futurs combattants. Le modèle éducatif finlandais, profondément réformé dans les années 1960-1970, repose sur une intention : permettre aux enfants de devenir de jeunes gens épanouis, permettant de faire croître des adultes responsables, contributeurs du bien commun. Ce modèle a fait ses preuves en termes de lutte contre les inégalités sociales et de bénéfices économiques et sociétaux.
Quel est notre projet national ? Il tend à faire de nos enfants des adultes compétitifs, guidés par des élites choisies. C'est pourquoi l'enjeu, en France, est la refonte d'un projet éducatif global au long cours : travailler sur les émotions, ouvrir aux arts et à la philosophie, levier du discernement (et pas seulement en classe de terminale !), et nourrir les valeurs de collaboration et de bienveillance. L'objectif est de contrer tous les messages guerriers qui renforcent le postulat d'une agressivité naturelle et de porter le projet d'une puissance au service du bien commun. C'est la solidarité qui a fondé la survie du genre humain. Nous sommes collaboratifs par nature et combatifs par potentiel : les deux sont importants, mais il ne faut pas les inverser.
Le projet « Ambassadeurs de Paix » que nous portons vise à développer chez les jeunes, les fondements d'une éducation à la paix et au vivre ensemble. Il crée des espaces favorables, de partage et de lien, permettant aux adultes en devenir, de prendre appui sur leurs propres désirs et de ne plus faire un choix professionnel par défaut, en se conformant aux pressions et attentes du monde économique … Qu'ils perçoivent avant tout comme un lieu de souffrances !
Quels leviers devraient primer pour accompagner la récession qui s'annonce, en France et à l'international ?
La question de l'anticipation est essentielle. De nombreux chercheurs avaient pointé depuis longtemps les risques d'une crise majeure. Mais nous n'accordons que trop peu de confiance aux scientifiques dans notre pays. Le défaut d'anticipation et de prévention résulte d'un aveuglement, qui est le fruit de l'hyper-compétition dans laquelle nous nous trouvons. Dans cette logique de prévention, les entreprises qui soutiennent la paix économique depuis plusieurs années évoquent une cohésion plus forte dans leurs rangs.
En temps de crise compte d'abord la survie ! La survie ET la préparation de la sortie de crise. Il est besoin de résilience et de discernement pour prendre des décisions difficiles, qui peuvent faire mal parfois, mais qui restent en phase avec un code de conduite éthique pour un futur partagé. C'est la question de la pleine conscience, défendue par la chaire. La crise ne doit pas occulter ou dégrader les valeurs posées par l'entreprise. Il peut ainsi y avoir des plans de licenciement, qui respectent la dignité humaine, sans surprendre, sans humilier, en expliquant… Mais cette prétendue raison, guidée uniquement par les données financières, ne doit pas être le maître absolu ! Il est souhaitable de prendre une décision raisonnée et raisonnable dans le monde l'entreprise, en redonnant de l'espace à l'humanité, en cohérence avec les trois engagements de la Paix économique :
- Le respect de la vie sous toutes ses formes.
- Le respect de la dignité humaine, la réduction des inégalités, de la pauvreté et l'épanouissement des personnes.
- L'objet de l'entreprise n'est pas de créer de la richesse financière comme une fin en soi. Il est de s'inscrire dans la cité, de renforcer le tissu social et de contribuer au bien commun.
Enfin, si la valeur d'une entreprise est déterminée par ses bénéfices – étymologiquement des « bienfaits » –, il faut les faire grandir en réduisant les « maléfices » qui les polluent – toute dégradation de la personne, de la société ou de la nature. Il est grand temps d'ouvrir nos esprits hors du combat et de la compétition.